Sacrifices
« Eh, Zakk ! »
L’interpellé lève
la tête.
« Quoi Nalkair
? »
Le dénommé Zakk
regarde autour de lui, à la recherche d’un esclavagiste. N’en voyant aucun, il
plante sa pelle dans le sol et s’y accoude.
« Bon alors
vas-y, qu’est-ce que tu veux savoir ? Dis quelque chose, merde ! »
L’autre ne répond
pas et continue de retourner consciencieusement la terre meuble, l’air gêné
d’avoir dérangé son compagnon. Une cloche sonne. Un contremaître apparaît dans
la serre et hurle :
« C’est
l’heure de la pause ! Vous avez quinze minutes ! Tu f’sais quoi
toi, tu travaillais pas ? »
Zakk invente
rapidement une excuse, comme quoi il montrait à son camarade qu’il ne faisait
pas bien son travail et l’esclavagiste se retire, leur jetant un regard suspicieux.
Nalkair soupire, plante à son tour son outil dans la terre meuble, essuie la
sueur de son front avec un pan de sa chemise et s’assied par terre alors que
Zakk le rejoint. Tous deux sont très dissemblables. Zakk est plus vieux de plusieurs
années et possède plus de marques de coups de fouet que son partenaire. Sa peau
est d’un blanc nacré malgré la morsure permanente du soleil, son visage oblong
et ses yeux d’un noir de jais. Nalkair lui, a une peau d’un gris métallique.
Encore jeune, son visage est plutôt rond mais percé de deux yeux violets où
brille une étincelle de malice.
« Ecoute
Nalkair, tu sais que je peux rien te dire. Les Vieux me tueraient si jamais
j’te disais ce qu’ils ont prévu.
- Ouais mais c’est
quand même moi qui suis le plus concerné ! »
Nalkair rapproche
ses talons de ses fesses et enserre ses genoux avec ses bras.
« Et
alors ?
- Eh bah j’ai quand
même le droit de savoir ! Allez quoi, dis-le moi… Ca m’fait peur cette
histoire !
- Tu crois qu’t’es
le seul à avoir peur ? Moi aussi j’ai les boules. Alors arrête de
m’prendre la tête mon garçon. »
Zakk appuie ses
paroles d’un clin d’œil mais Nalkair n’a pas l’air décidé à le laisser s’en
tirer comme ça et fait semblant d’être vexé. Zakk sourit, amusé.
« Allez arrête
de faire cette tête, gamin. Si tu souris pas dans la minute, j’te filerai pas
d’tarte au souper.
- T’façon l’est pas
bonne ta tarte. »
Zakk éclate de rire
et se relève d’un bond.
« Bon allez
mon gars, remets-toi au boulot. Si tu travailles plus vite que moi, p’têt que
j’te soufflerai un mot ou deux sur le plan des Vieux. »
Arrêtant de faire
semblant de faire la tête, Nalkair se remet sur ses pieds, tout sourire, et
prend son outil à deux mains avant de recommencer à travailler alors que la
cloche sonne à nouveau.
*
* *
« Quoi…
Laisse-moi dormir… »
Je sens quelqu’un
secouer mon épaule. J’ouvre les yeux mais la lumière d’une lampe de poche
m’aveugle aussitôt et je lève les mains devant mes paupières abaissées.
« Nalkair,
lève-toi. Vite. »
Surpris par le ton
implacable de la voix, je m’exécute, encore à moitié endormi. L’homme a
détourné le faisceau de sa lampe ; je peux rouvrir les yeux et passer une
main sur les larmes qui commençaient à couler sur mes joues. Suivant la
silhouette, je sors des dortoirs. La lune est encore haute dans le ciel et
éclaire le camp d’une faible lumière. Le parfum de la terre mouillée parvient à
nos narines et me rend un peu plus sûr de moi. Nous entrons dans un vieux
hangar, plongé dans le noir. Je chuchote :
« Qu’est-ce… »
L’autre me coupe la
parole tout bas, de façon impérieuse :
« Tais-toi ! »
Le silence nous
entoure. Mon compagnon pose sa main sur mon épaule et sa voix se fait plus
claire tout à coup :
« Les Mille
Tourments seront infligés à nos bourreaux. »
Les lumières
s’allument aussitôt et je suis à nouveau ébloui. J’attends quelques secondes et
ouvre à nouveau les yeux. Je hoquète de surprise.
« Merde, les
Vieux… »
Une trentaine de
personnes se tiennent devant moi et me regardent. C’est environ un huitième du
camp. Leurs yeux, moins sensibles que les miens, n’ont eu aucun mal à s’habituer
au changement de luminosité. Un peu en avant, trois hommes se
distinguent : ce sont les plus âgés de notre communauté et ceux qui la
dirigent. Ceux que l’on appelle les Vieux. Généralement, ils ne sortent pas de
leur petite maison, placée à part par les esclavagistes et sont exempts de tout
travail manuel. Je ne les ai vu qu’une fois, quand j’étais plus jeune… Et à
l’époque, j’étais mort de trouille. Comme maintenant.
« Il est
temps, Nalkair. Te sens-tu prêt ? »
Une boule se forme
dans mon ventre. L’angoisse m’étreint et un haut-le-cœur me fait sursauter. Je
comprends pourquoi Zakk ne m’a rien dit… l’opération était prévue pour ce
soir !
L’homme derrière
moi affermit sa pression sur mon épaule.
« Ou… Oui, je
suis prêt. »
Le Vieux qui se
trouve au centre de la compagnie s’approche de moi et s’accroupit, ses genoux
craquant sous l’effort. Sa voix est ferme quand il me déclare :
« Ecoute… Ce
soir est un grand jour pour nous. Nous allons nous libérer du joug de ces
esclavagistes. Ne nous pose pas de question, ne nous demande pas quels moyens
nous allons mettre en œuvre pour que tu puisses t’enfuir et porter notre
message à la Confrérie. Une fois que tu seras devant la plaine, je veux que tu
coures droit devant toi. Ne fais pas attention à nous ni à ce que nous faisons,
contente-toi de courir. Applique ce que je t’ai appris et ferme ton esprit aux
émotions. Laisse la magie prendre possession de ton corps. Surtout, ferme ton
esprit. »
Je n’ose même pas
répondre. Le Vieux se relève et fait signe aux autres. Nous sortons et
retrouvons la lune qui brille toujours. Nous parvenons devant les grillages qui
entourent le camp. Derrière, la plaine s’étend à perte de vue. Seule une petite
lumière au loin me donne une idée de la direction à suivre. Nous nous plaçons
en demi-cercle devant une ouverture faite dans le grillage. Tout le monde ferme
les yeux ; je m’empresse de faire de même. Je devine que nous devons faire
vite : les esclavagistes savent aussi bien utiliser la magie que nous et
pourraient nous repérer. J’imagine ma peur la plus horrible et lui donne forme.
J’imagine mes amis mourant sous mes yeux, sous les coups de fouet d’un
esclavagiste. Les détails prennent forme dans mon esprit. Je vois le visage du
contremaître, déformé par la haine, mes compagnons se tordant de douleur sur le
sol, le sang qui ruisselle sur leurs dos. Quand j’entends le claquement du
fouet, je suis prêt. Je laisse l’image prendre possession de mes pensées. La
peur m’étreint. J’ai trouvé le pouvoir de mon peuple, celui de la terreur. Mon
esprit est verrouillé. J’ouvre à nouveau les yeux mais ce que je vois n’a
aucune prise sur mon esprit. C’est comme si j’étais un simple spectateur devant
un spectacle mais qu’aucune émotion ne s’emparait de moi. Je vois trois hommes
se faufiler dehors par l’ouverture. Le premier, un homme, plutôt vieux, ses
cheveux cascadant sur ses épaules dénudées commence à marcher droit vers la
lueur, au loin. Une explosion.
Ca y est, c’est
parti. Tout s’accélère. Un autre homme commence à marcher et une nouvelle
explosion retentit. Au tour d’un troisième. Déflagration. C’est à mon tour. Je
me glisse par l’orifice, un fil de fer me taillade la peau mais je ne ressens
pas la douleur : je suis trop effrayé par l’image invoquée dans mon
esprit. D’autres hommes me suivent et commencent à courir avec moi, à toute
vitesse. Je dépasse le cadavre déchiqueté du premier vieillard. Ses tripes à
l’air libre reflètent la lumière de la lune. Je ne les vois presque pas.
L’allure s’accélère. La peur est plus puissante chez mes compagnons ; ils
courent plus vite que moi. A chaque fois que l’un d’entre eux me dépasse, il a
à peine le temps de me distancer sur quelques mètres qu’il disparaît dans un
fracas de lumière. Mon visage est chaud du sang de mes camarades et des bouts de
muscles ou de tripes je ne sais pas glissent sur mes vêtements pendant que je
détale vers la lumière, mon seul repère dans ce monde rouge d’explosions et de
terreur. Une ligne rouge se forme à la périphérie de mon champ de vision, à
environ trente mètres de moi. La ligne de démarcation du champ de mines. Une
autre femme me dépasse et court droit devant moi. Zakk me rattrape enfin et se
met à mon niveau. Je vois ses lèvres former des mots que mon esprit caresse et
relâche aussitôt : « On va fuir ensemble ! ». Détonation.
La femme a disparu. J’ai atteint la ligne rouge. Je tourne la tête. Zakk disparaît
à son tour, happé par une langue de feu. Mon esprit est toujours hermétique à
ces images et je fixe à nouveau mon objectif devant moi, sans ralentir. Je dois
continuer.
(©
Forge-Rêves, 2008)